De mon enfance à l’ère professionnelle, la performance s’est immiscée un peu partout. Elle m’a façonnée, un peu, beaucoup, à la folie parfois. Présente à l’école, insufflée par la société, valorisée de-ci de-là dans ma culture familiale, elle a été sans doute le reflet de quelques-uns de mes traits de personnalité.
Infiltrée dans de nombreux recoins de ma vie
Injonction explicite de faire partie des meilleurs, tellement intégrée au point d’en devenir une exigence personnelle, trop souvent j’ai observé qu’elle s’imposait comme une évaluation biaisée. Reposant sur un référentiel si normé et malheureusement considéré universel, elle n’offrait qu’une image tronquée. Si cette citation est bien la sienne, je cite Albert Einstein qui affirmait que « si on juge un poisson sur sa capacité à grimper à un arbre, il passera sa vie à croire qu’il est stupide ».
Plus tard, « améliorer la performance », « piloter la performance », « indicateurs de performance », « mesurer la performance » ont été des mots parsemés dans mon quotidien professionnel des premières années, saturant souvent l’espace de travail au point de ne viser plus que cela. Tout autant d’ailleurs que les mots associés : « efficacité », « efficience », « rentabilité », « optimisation », « rationalisation ». Et dans tous les domaines : Performance financière, sociale, technique, commerciale. Humaine même !
Je comprenais l’utilité et la nécessité pour une entreprise d’être performante. C’était bien la condition de survie et de pérennité d’une organisation. Et j’étais consciente de la confusion qui régnait dans la représentation que véhicule ce mot utilisé à tout va, et des amalgames. Pour autant, sans être précisément capable collectivement de la détourer. Ni de prendre le temps de le faire.
Etre performant et mal vivre son travail, un non sens
Quelque chose me heurtait néanmoins. Une utilité et une nécessité qui finissaient par être invoquées comme un mantra, auquel il était important de croire sans conteste, et de les prôner. N’effleurant même plus l’idée de ne pas chercher à l’atteindre, tellement devenu une évidence et un mode de vie de l’entreprise.
Quelque chose me manquait. Plus exactement, il y avait quelque chose en trop. Je trouvais cette recherche de performance trop violente. Violente par les chiffres qui avaient pris trop de pouvoir. Violente par le « à tout prix ». Violente par ses effets collatéraux sur un « Vouloir du Bon et du Bien » dominé par un « Vouloir du Plus et du Mieux ». Surtout, violente par sa négligence sur le tissu humain. Violente parce qu’elle n’a plus laissé de place ni d’espace pour questionner ce que la recherche de performance nous demandait de sacrifier, ni le sens que tout cela avait. C’est toute cette pression qui s’énonce, en filigrane, lorsque j’écoute les personnes et les équipes que j’accompagne.
L’Humain n’apparaissait aussi qu’en filigrane dans cette quête. L’Humain vu comme une métrique non mesurable, ne détenant pas de ROI. Avant tout une ressource, un instrument qu’on veut productif. En oubliant trop souvent qu’un individu performant et productif ne l’est pas que pendant ces heures de travail.
Peut-on accepter de se dire équipe ou organisation performante lorsque l’on néglige ce qui a besoin de s’exprimer de vital chez l’Homme ? L’Homme tel un vecteur de lien, riche de sens, de créativité, de logique et de talents, par définition vivant parce que mu par des émotions.
Une performance qui sacrifie le « bien vivre son travail » et qui néglige l’ouvrage collectif, n’est pas une performance.
Trop rarement j’ai entendu des équipes se féliciter sur ses chiffres, et l’atteinte des objectifs en intégrant simultanément la dimension relationnelle de cette performance.
Prendre en compte le respect de son contrat relationnel (s’il a été défini), se déployer dans ses opérations avec tous ses talents en présence, vérifier sa capacité à coopérer et à traverser les conflits. Mieux encore, montrer sa capacité à s’observer dans son propre mode de fonctionnement et opérer des ajustements réguliers ?
C’est peut-être cela une performance réussie. Celle qui ne s’évalue pas qu’avec des chiffres, des KPI, des indicateurs Pastèque. Mais celle qui se pose dans le vivant et le mouvant. Plus exigeante, plus ambitieuse.
Indigestion de cette « société malade de gestion »
Face à une quête de performance désincarnée, je me sentais gavée. Gavée comme l’on se gave d’un chocolat industriel, stimulant et excitant sur l’instant, et pourtant peu raffiné, jusqu’à en faire une indigestion. Gavée de la lire, de l’entendre, de la sentir rôder, de la prôner, d’y contribuer. Comme dans une gourmandise non maîtrisée, il y avait surconsommation de performance, de chiffre, de mesure, allant de pair avec sa consœur « la gestion ».
Overdose de ce que Vincent de Gauléjac appelle quantophrénie.
« Une pathologie qui consiste à vouloir traduire systématiquement les phénomènes sociaux et humains en langage mathématique ».
Je voulais sortir de cet état, qui « au nom de la performance, de la qualité, de l’efficacité, de la compétition et de la mobilité, se construit un monde nouveau où l’esprit gestionnaire légitime une approche instrumentale et comptable des relations entre l’Homme et la société ». (1) Ce n’était pas la coach que je voulais être. Ce n’était pas cette contribution-là que je voulais pour l’entreprise et la société.
J’ai décidé caricaturalement de ne plus utiliser ce mot « Performance », m’en éloigner pour pouvoir mieux m’en rapprocher. Quel challenge ! D’abord parce que même si le mot est chassé, le concept reste bien ancré et dirige nos façons de faire bien ancrées.
Et puis j’ai tourné mon regard vers le sens, l’excellence et le plaisir
Il me fallait redéfinir autre chose de plus respectueux, plus harmonieux, et surtout plus ambitieux. Quelque chose qui redonne du sens au travail, qui remette au centre la raison d’être du management devenu beaucoup trop gestionnaire, qui éclaire en profondeur ce pourquoi et pour quoi nous recherchons cette performance. Et surtout savoir de quoi j’ai envie que soit faite cette performance au service d’une entreprise individuelle ou collective, elle-même partie prenante de la société.
Remettre de la clarté et de la cohérence, me réapproprier des termes que j’ai ingurgités sans avoir pris le temps de les décortiquer, de les déconstruire pour les reconstruire dans une nouvelle représentation. C’était vital pour accompagner mes clients dans la justesse, pour me recentrer et m’aligner dans ma mission professionnelle.
J’ai discuté, échangé, lu, discuté, encore échangé, observé, et continué à accompagner. Me nourrir de ceux qui se posent des questions sans manichéisme : le sport, l’art, la musique. Des échanges avec des pairs éveillés et à l’écoute des cheminements de clients qui revisitent eux-mêmes leur propre conception de la performance. Et rester alerte sur mes ressentis, sur ce qui me paraissait juste pour ne plus céder au fatalisme et au cynisme. Ne pas s’enfermer dans le réaliste mais s’ouvrir au désirable.
Et si viser la performance d’une équipe consistait aussi à construire et créer les conditions favorables à une alchimie entre excellence, plaisir, sens, durabilité. Il ne s’agit pas d’oublier la qualité des opérations et l’évaluation des objectifs. Il ne s’agit pas de l’exclure. Mais de la faire évoluer, de la raisonner. Il faut du courage pour se confronter, se réguler, se regarder faire, se questionner, sans chiffres ni KPI. Être des co-équipiers capables de soutenir dans le temps les défis et les tensions auxquels cette équipe sera confrontée.
Et si notre performance individuelle ou collective se trouvait non pas dans uniquement de bons, très bons ou excellents résultats, mais dans des résultats qui intègrent que c’est en étant au bon endroit, au bon moment avec ce que l’on sait faire de mieux, dans la fluidité et la cohérence que l’on est performant. En d’autres mots, dans l’excellence, le lien et le plaisir.
Parler de performance managériale est-il incongru ?
Entreprendre, diriger, manager, c’est porter à sa mesure, un projet constitutif et contributif de la société. Une plus petite organisation humaine, dont le mode de fonctionnement puisse en être un reflet désirable.
Il s’agit de se demander, aujourd’hui, au vu des défis des entreprises et organisation humaine, ce qu’est le management. Sa place dans une organisation du travail en mutation, ce qu’il doit incarner, loin des recettes toutes faites, figées et caricaturales.
Les managers ont besoin de développer des compétences, de se doter d’outils, d’être équipés pour leurs missions. Les managers ont aussi besoin de pouvoir œuvrer à un impact positif sur leur équipe et leur activité. Le manager est en train de prendre une place cruciale au cœur de l’entreprise dont la place, le rôle, la fonction est en train d’être revisitée.
Le manager, autant que le dirigeant, devra investir plus que jamais le lien, la relation. C’est là où se trouvent les plus grands apprentissages. Naviguer dans des environnements mouvants, travailler sa capacité à auto-discerner, à laisser exprimer sa singularité dans sa multiplicité et sa complexité. (2)
« La performance n’est pas uniquement dans les progrès techniques et financiers, mais aussi dans la capacité à être bon dans la relation à l’autre. » (3)
C’est savoir faire des pas de côté pour faire du vide quand on remplit, c’est savoir ralentir quand on a l’habitude de courir, savoir décider et agir quand on s’engouffre dans la réflexion, savoir mettre la juste distance. Savoir gouverner différemment, dans des Business Units qui deviendront sans nul doute des cellules apprenantes, dans des organisations apprenantes.
C’est à ces endroits-là que se fait la différence entre une performance « froide » et une performance « désirable ».
Pour une performance vivante, ancrée dans la relation
De cette performance mal engagée que j’avais fini par trouver triste, froide, utilitariste, violente s’est ouvert une approche plus douce, joyeuse, ambitieuse, porteuse de message d’optimisme. Et tout aussi exigeante face au projet d’entreprise.
Alain de Broca, philosophe et neuropédiatre s’exprimait ainsi :
« La performance n’est pas qu’une notion négative. Elle est immanente à chacun d’entre nous et porte un vrai message d’optimisme : l’homme est vivant, plein de potentialités, en perpétuel mouvement. Aujourd’hui, ce beau mythe a été détourné pour tomber dans l’utopie du « mieux que l’autre, mieux qu’hier » […]. Un orchestre constitué des meilleurs musiciens du monde pourra très mal jouer Mozart si le liant n’y est pas. Bien jouer ensemble au meilleur de soi-même, là est la performance. »
S’offrir ce droit à une performance joyeuse, vivante, humaine. Intégrée. Ambitieuse. Et vertueuse dans le mérite qu’offre cette recherche de performance : viser le progrès et l’amélioration.
Trouver le courage de remettre du lien de qualité, de cultiver un art du management qui élève, qui tire vers le haut, qui consolide l’alliance de la raison et de l’émotion.
Faire d’abord le premier pas en tant que dirigeant et manager, et voir naître une émulation désirable soutenue par l’envie et l’entrainement.
C’est une ouverture que je souhaite à toutes les organisations humaines et à tous les acteurs investis et engagés dans leurs entreprises, au service desquels je mets ma propre performance.